Améliorer la coopération au travail : on n’a pas tout essayé !
Améliorer la coopération en interne devrait être la priorité de tout dirigeant. Les silos, les rivalités, les intérêts contradictoires sont généralement présents dans chaque recoin des organisations. Ces problèmes de non coopération dégradent autant la santé des salariés que l’efficacité de l’ensemble du système [1].
Pourquoi les progrès sont-ils si laborieux sur ce sujet ? A-t-on tout essayé ?
Selon notre expérience, les choix de « solutions » déployées pour améliorer la coopération sont constamment influencées par 3 idées, toutes partiellement fausses. Ces 3 idées constituent, selon la définition de Pfeffer et Sutton [2], des « demi-vérités pernicieuses ». Ce sont des idées de bon sens, vraies dans certaines circonstances, mais qui appliquées en dehors de ces circonstances amènent à faire de bien mauvais choix.
Demi-vérité pernicieuse #1 : La coopération est un comportement naturel
La coopération serait un comportement naturel qui ne demanderait qu’à se développer, pour peu que les personnes y soient correctement incitées. Ce serait également une source de plaisir : le « travail en équipe » fait partie des sources de motivation les plus citées par les salariés à qui on pose la question. Alors quel est le problème ?
Si la coopération peut être source de plaisir, elle est aussi une confrontation à l’autre. Coopérer revient à accepter d’être dépendant des compétences et de la disponibilité de l’autre, de partager des ressources, de faire des arbitrages et d’en gérer les conséquences relationnelles, de proposer et recevoir de l’aide, d’être redevable, et de gérer les émotions induites par la relation permanente à l’autre. Aucune de ces situations n’est évidente ni forcément agréable.
Rares sont les entreprises qui prennent réellement en compte cette pénibilité relationnelle et émotionnelle des situations de coopération. Celles qui le font vraiment accordent beaucoup d’attention au développement en continu de compétences relationnelles et émotionnelles fortes : l’empathie, l’affirmation de soi, l’expression positive des désaccords, la reconnaissance entre pairs. Ces compétences constituent pour les équipes le kit indispensable pour faire vivre réellement la coopération au quotidien.
Demi-vérité pernicieuse #2 : L’organisation est une chaîne de valeur
Notre souhait n’est pas de nous fâcher avec Monsieur Michael Porter. Bien sûr que l’organisation peut être représentée sous la forme d’une chaîne constituée des maillons (les fonctions opérationnelles) d’une chaîne de valeur, sous-tendue par des fonctions support.
Mais il faut aussi admettre que cette représentation renforce une vision mécaniste [3] de l’organisation : des rouages, des flux, des rendements. Selon cette image, le niveau d’efficacité de l’action collective est une question de réglage, d’ingénierie organisationnelle.
Le dirigeant qui veut améliorer le rendement de sa « chaîne de valeur » va être tenté de renforcer chacun des maillons, c’est-à-dire miser sur toujours plus de spécialisation des fonctions, contribuant ainsi à consolider les silos. Cette tendance nourrit une déresponsabilisation mutuelle des fonctions entre elles : chacun ne se sent réellement concerné que par les enjeux de sa direction. La Distribution n’est pas l’affaire de la Production, le Marketing n’est pas l’affaire de la R&D, le Service Après-Vente n’est pas l’affaire des Commerciaux. Cantonnés à des tâches de plus en plus spécifiques, les salariés perdent de vue la vision d’ensemble.
Il en résulte l’effet inverse de celui espéré : chaque maillon fonctionne avec des œillères, centré sur ses enjeux propres, et néglige les intérêts des segments voisins. Bien que composée de maillons de plus en plus experts, la chaîne produit de moins en moins de valeur.
A l’opposé de cette logique dans laquelle chaque fonction est un rouage, la coopération consiste à faire en sorte que chaque salarié se sente concerné par tous les aspects de la vie de son organisation. Les entreprises qui y parviennent conservent des entités autonomes (des marques, des équipes dédiées à une famille de clients) qui ne dépassent jamais 150 personnes [4]. En-dessous de ce chiffre, chacun peut continuer à s’exprimer sur tous les sujets de la performance de son entité. La métaphore du vivant (un regroupement de cellules autonomes) remplace alors celle de la machine (des rouages et des transmissions).
Demi-vérité pernicieuse #3 : La performance individuelle est à la base de la performance collective
C’est la logique même : si chaque individu est performant, l’équipe le sera forcément. Il faut donc inciter la performance individuelle. D’autant que si on ne pilote la performance qu’à un niveau collectif, certains vont en profiter pour se cacher derrière le groupe, et jouer les passagers clandestins. Logique ? Et pourtant…
Le dirigeant dans cette logique fixe des objectifs individuels, et crée le contraire de la coopération : de la compétition. L’intérêt de chaque salarié n’est pas que l’équipe réussisse, il est de s’en sortir mieux que ses collègues. L’entraide est au mieux une perte de temps, si ce n’est une entrave, dans la poursuite de cet enjeu. Pour mettre tout de même un peu de cohérence, et s’assurer que tout le monde rame dans le même sens, la solution est alors de multiplier les objectifs individuels : « 5% de mon bonus est conditionné par l’atteinte de tel objectif transverse, 5% par l’atteinte de tel autre ». Tout ceci est résumé dans une fiche d’objectifs tellement complexe qu’elle perd tout pouvoir d’orientation des efforts.
Certaines entreprises font un choix inverse : dans chaque équipe, un seul objectif, collectif. Les membres de l’équipe sont parfaitement solidaires et interdépendants dans l’atteinte de cet objectif. L’évaluation individuelle est tout de même possible. Elle se fait en fonction de la contribution individuelle à la performance collective. Cela instaure un management par les points forts : chacun contribue selon ses compétences et ses appétences, et nul n’est sensé maîtriser tous les aspects de la performance du groupe. Demander de l’aide et proposer son aide devient un comportement rationnel.
En résumé…
Notre vision du monde, nos croyances sur l’humain au travail, conditionnent nos choix quotidiens. Faire évoluer les certitudes des dirigeants sur les sujets liés à la coopération est une étape incontournable pour rendre l’action collective plus économe, plus efficace et plus durable. Les freins sont bien plus souvent psychologiques que techniques, et les gains sont potentiellement énormes pour la santé des organisations et des personnes qui la composent.
Jérôme Tougne – Directeur associé